Never Let Me Go
26 Novembre 2016 - 4 Février 2017 - Chiharu Shiota & Justin Weiler
« Never Let Me Go », Chiharu Shiota & Justin Weiler, 2016. Vues d’exposition
- A propos de Chiharu Shiota
- A propos de Justin Weiler
- Carton de l’exposition :
« Memories, even your most precious ones,
fade surprisingly quickly.
But I don’t go along with that.
The memories I value most,
I don’t ever see them fading. »
Kazuo Ishiguro
Cette double exposition naît d’un choix personnel, cohérent et justifié. Hervé Lancelin décide de confronter l’œuvre de Chiharu Shiota, artiste japonaise de renom dont l’œuvre visuellement puissante a hanté parmi d’autres institutions prestigieuses la Biennale de Venise, à celle du jeune parisien Justin Weiler, lequel a déjà bien entamé une carrière non moins prometteuse. Le thème central que chacun traite à sa façon est la mémoire. Autour gravitent les questions inhérentes au temps, à la condition humaine et à la mort.
JUSTIN WEILER
La plupart des œuvres de Justin Weiler visibles ici sont des lavis à l’encre de chine tirés d’une série thématique de rideaux de fer présentant des impacts de balles. Ces compositions horizontales de lignes plus ou moins espacées occupent tout le cadre, transformant en images abstraites ce que sont à l’origine des fermetures de magasins à Beyrouth, au Liban. La lumière parfois vive, parfois plus discrète éblouit frontalement ou se diffuse en oblique et à la verticale quand elle ne semble pas sur le point de disparaître. Les contrastes ainsi marqués entre les nuances de gris renforcent la noirceur des ombres et celle des trous que l’artiste lui-même compare à des notes de musique sur une partition. La réalité sinistre dans laquelle s’ancre ce travail (celle de la guerre civile et de ses traces persistantes dans le paysage urbain) est à la fois fidèlement représentée et transcendée par l’imagination de l’artiste et son travail en série impliquant la répétition et la différence.
À partir de là, diverses interprétations sont autorisées. La plus littérale est aussi terrifiante que la pensée des bruits secs et métalliques des balles pénétrant les rideaux, ou de ceux-ci se fermant comme un couperet. Il y est question de vie et de mort ; de la triste cacophonie précédant le silence soudain, et des cicatrices laissées par l’histoire violente des hommes. Isoler les marques de ces balles à la manière de Justin Weiler revient à écrire, en mode mineur, un requiem que l’on peut rejouer pour conjurer le silence et remplir le devoir de mémoire qu’imposent ces temps troubles. Après le tomber de rideau, le concert se prolonge. Les plaies indélébiles des impacts meurtriers rappellent à qui risque toujours de l’oublier l’horreur des conflits.
De manière plus imagée, le spectateur peut voir en ces rideaux abimés l’allégorie des blessures de l’existence. La fragilité de tout être vivant s’éprouve dans le passage du temps ; aucune carapace ne saurait l’en protéger ou dissimuler les effets du vécu. Par des « successions de couches d’encre qui reproduisent le processus d’altération, la pollution, le dépôt de poussières, les coulures d’eau », les lavis de l’artiste évoquent l’usure progressive de la matière, et par extension la vulnérabilité et le vieillissement irréversible de l’homme. L’hermétisme et la solidité du rideau métallique ne sont qu’illusoires. Ses failles et sa corrosion sont les stigmates d’une vérité à laquelle il faut faire face ; celle de la fin qui nous guette.
Une signification proche émane de l’image de la plante ou de l’autoportrait en pantin.
La première, en guise de vanité, évoque la brièveté de la vie contenant en elle-même la dégradation et la disparition prochaine. Bien que l’arrondi naturel des courbes transmette une sensation d’ouverture voire d’épanouissement – par opposition à l’aspect rectiligne et fermé des rideaux fabriqués par l’homme – le caractère abstrait des lignes ainsi que le cadre serré qui enferme le végétal reconduisent à l’idée de la fatalité. « On ne peut que faner », affirme l’artiste. Aucune issue de secours n’a été trouvée pour échapper à ce destin.
En point d’orgue, la réappropriation à la peinture à l’huile du Pelele de Francisco de Goya (1791-1792) est frappante d’étrangeté. La posture penchée de la tête et du torse est un reflet fidèle au pantin du maître espagnol. Mais le sujet est agrandi et ne cadre que le buste. Sur le visage, un regard énigmatique derrière un maquillage indéchiffrable soulève une interrogation hypothétique : mon corps corruptible est-il celui d’une vulgaire marionnette secouée par l’instabilité du monde et soumise à la nécessité de lois naturelles sur lesquelles il n’a aucune prise ?
CHIHARU SHIOTA
À cette question, les œuvres de Chiharu Shiota n’apportent pas de réponse définitive ; mais elles en sont comme l’écho, dans un autre univers.
En volume, des robes spectrales enserrées dans un maillage noir font résonner en la galerie et en l’esprit du visiteur les sujets métaphysiques de la présence, de la disparition et de l’absence.
La main d’abord, prise dans le même enchevêtrement de fils, promet la profondeur de tout ce qu’englobe une apparente simplicité. Au-dessus de la paume ouverte flotte un fil rouge, plus épais que ceux du réseau noir qui tout à la fois l’enferme et le maintient en apesanteur. Sa forme de veine et sa couleur évoquent naturellement le sang, la vie qui semble avoir quitté la main. Ainsi ce que nous décrivons comme une « main » n’en est plus une à proprement parler, si l’on en croit Aristote, pour qui toute matière privée d’âme n’est plus qu’une matière, et non un corps ou une partie de corps : « Ni la main ni aucun membre n’est en rien sans l’âme ni main ni membre. (…) Il est impossible que n’importe quelle partie du corps, visage, main ou chair, existe sans la présence en elle de l’âme sensitive… Sinon, ce serait comme un cadavre ou une partie de cadavre »[1]. Chiharu Shiota réussit à « donner chair », si l’on peut dire, au problème philosophique persistant du statut du corps animé d’un principe de vie. Personne ne peut s’empêcher alors de se demander si ce principe de vie est autre chose, une autre entité que le corps : qu’est donc ce fil rouge qui s’en va ? Pourquoi s’en va-t-il maintenant ? Où va-t-il ? Qui le donne et le reprend ? Qu’advient-il de la personne dont les lignes, au creux de la main, racontaient la destinée et dont le caractère unique des empreintes de doigts marquait l’identité ?
Le vertige est déjà grand.
Mais il faut regarder les robes. Ces vêtements de différentes tailles, portés par on ne sait quelle personne plus ou moins jeune –une toute petite fille, une autre plus âgée, et une autre encore– ne sont plus désormais, à la manière de la main, qu’un matériau exprimant le paradoxe troublant d’une forme étant aussi une absence de forme. Les robes en effet semblent encore épouser les contours de corps qui pourtant n’y sont plus, tout comme la main sans vie demeure identifiable comme telle, avec ses cinq doigts. Tandis que la main n’en est pas une en l’absence de ce qui lui donnait son mouvement et ses fonctions, les robes, elles, sont toujours des robes. Leur blancheur, symbole de mort dans la culture japonaise de l’artiste, pourrait évoquer des linceuls dans des cercueils. Cependant, plutôt que d’être simplement pendues sur des cintres, les robes apparaissent comme les coquilles ou les cocons dont le vide rend présents les fantômes de celles qui y ont vécu un temps. Semblables à de fragiles et délicates chrysalides préservées dans une boîte, ces vêtements fixent le souvenir des êtres qui les ont portés. L’impression de suspension ou de flottement suscitée par la disposition à la verticale investit ces secondes peaux d’un souffle fixé pour l’éternité dans l’entrelacs obscur d’une portion d’univers. Au lieu donc de voir en la mort l’ « isolement permanent » redouté par les personnages des films de Kiyoshi Kurosawa, il faudrait méditer sur le caractère impérissable de certaines choses dans la mémoire.
Sombre et pénétrée de lumière, chaque pièce donne le sentiment nostalgique d’un lieu secret, personnel et intime qui se serait égaré dans l’effrayant « silence éternel des espaces infinis » décrit par Blaise Pascal. La force de l’œuvre de Chiharu Shiota est de confronter directement l’observateur à des préoccupations universelles souvent indiquées par les titres de ses expositions. Son langage esthétique entremêle avec obsession le souvenir idéalisé des origines à jamais perdues (celles, la concernant, de l’enfance au Japon) et l’angoisse de la destination commune à tous les êtres humains. Impuissante à satisfaire le désir de retenir le temps et la vie qui s’enfuient, la main de l’artiste ne cesse de nouer les fils reliant l’avenir au passé, et les êtres aux objets qui leur survivent tout en en gardant la trace.
FILS CONDUCTEURS
Un rapprochement entre les deux artistes pourrait débuter par un véritable phénomène d’écho entre les lugubres « partitions » de Justin Weiler (ces éclats sonores des balles sur le métal des rideaux de fermeture) et une expérience fondatrice de l’œuvre de Chiharu Shiota, celle d’avoir entendu, enfant, les cordes d’un piano éclater dans l’incendie de la maison voisine[2].
La violence de la destruction agite l’esprit de l’un et de l’autre. Plus largement, c’est le refus de l’oubli face à la réalité de la mort qui motive leur création – ou du moins les œuvres sélectionnées pour cette exposition.
Chacun le sait : en l’espace de quelques décennies, le corps biologique d’un homme naît, croît, se dégrade et meurt. Son passé n’est plus, son futur n’est pas encore, et même son présent s’évanouit sans cesse.
Et tandis que le végétal ou l’animal ne sait pas qu’il va périr, l’homme sait qu’il n’a pas toujours existé, qu’il mourra et que tout est vanité. Celui-ci n’est pas seulement vivant ; il existe. Sa vie n’est pas celle d’une simple matière corporelle florissante et dépérissante. Elle a la dimension plus vaste d’une existence marquée par la conscience du temps qui passe et de la mort à venir.
Cette conscience fait sa faiblesse et sa force.
D’une part, la pensée de la mort, paralysante, terrassante, peut empêcher de vivre. De même, la mémoire du passé risque d’endiguer, de freiner l’avancée, de rendre impossible le changement et la nouveauté. Pouvoir agir et être heureux suppose d’oublier, affirme Nietzsche, pour qui ruminer le passé est chose néfaste : « il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, qu’il s’agisse d’un homme, d’une nation ou d’une civilisation »[3]. Pour bien vivre, d’après lui, il faudrait se souvenir le moins possible, comme les animaux, comme des corps sans histoire, toujours présents à leurs sensations immédiates.
D’autre part, se souvenir que l’on va mourir met en garde contre le gaspillage du temps. « Vous vivez toujours comme si vous alliez vivre, jamais vous ne songez à votre fragilité »[4], nous reproche Sénèque. Or oublier la mort, c’est négliger la vie ; plutôt que se divertir en vain comme si l’on était immortel, il faut faire des choses qui comptent. Mieux vaut une vie brève et bien remplie qu’une longue et vaine existence : « l’utilité du vivre n’est pas en l’espace, elle est en l’usage », ajoute Montaigne[5]. Certains destinataires du message s’empressent de créer, comme Justin Weiler et Chiharu Shiota. L’artiste japonaise semble reprendre à son compte les mots du philosophe stoïcien : « vous ne considérez pas tout le temps qui est déjà passé ; vous le perdez comme si vous aviez un trésor inépuisable »[6]. Regardant chaque jour la vérité en face, les deux artistes privilégient la mémoire à l’oubli. Aucune guerre même passée ne doit devenir anodine, dit l’un. Se rappeler d’où l’on vient, garder le souvenir vivant des origines permet d’évaluer le chemin parcouru, de savoir où l’on va et de construire une existence signifiante, dit l’autre.
Menacée de diverses destructions (de la dégénérescence mentale à la mort en passant par les conflits entre nations ou la manipulation des régimes totalitaires), la mémoire constitue rien moins que l’identité des personnes et celle des peuples. Aussi la conscience de l’homme doit-elle entretenir son pouvoir de rendre présent le passé. Bien que le temps s’évanouisse objectivement, il y a en l’esprit humain « trois temps, le présent du passé, le présent du présent, et le présent de l’avenir. (…) Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’attention actuelle ; le présent de l’avenir, c’est son attente »[7] a écrit St Augustin.
Créer des œuvres, les exposer, les contempler : voici trois manières d’ « apprendre à mourir », tout en apprenant à vivre.
[1]Aristote, De anima.
[2]Expérience qui a donné naissance à l’oeuvre « In Silence », en 2008, consistant d’abord dans le fait de faire brûler un piano avant de l’exposer sous une nuée de fils noirs.
[3]Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, 1874, II, 1. trad. G. Bianquis, Aubier-Montaigne, 1964.
[4]Sénèque, De la brièveté de la vie, 49-56, trad. A. Bourgery, revue par P. Veyne, coll. « Bouquins », Robert Laffont.
[5]Montaigne, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », Essais (1580-1595), I, XIX.
[6]Sénèque, Ibid.
[7]Augustin d’Hippone, Confessions, vers 400, Livre XI, chapitres 14 et 20, trad. M. Moreau, 1864, revue.